Une nouvelle interview de Jozée Sarrazin sur JOL Press

Interview de Jozée Sarrazin du LEP par Antonin Marot - publiée le 18/04/2013

Le fonds de nos océans, moins connu que la surface de la Lune ou de Mars ? Une chose est sûre, les profondeurs abyssales de nos planchers océaniques restent pour une majeure partie à découvrir, malgré de réelles avancées dans l'exploration sous-marine. Jozée Sarrazin, chercheur à l'Ifremer, a accepté de nous éclairer sur la vie mystérieuse méconnue du fond des océans.

JOL Press : Avons-nous touché le fond de nos océans ?

  : Non, sûrement pas. On a bien touché le fond de la fosse des Mariannes, [dont le point connu le plus bas se situe à plus de 11 000 mètres sous le niveau de la mer, ndlr], mais on ne l’a pas entièrement explorée. En réalité, on connaît très peu la surface du plancher océanique. Les plongées des sous-marins scientifiques ne représentent que peu de temps au cours d'une année. D’ailleurs on dit toujours que l’on connaît moins bien la surface de nos océans que celle de la Lune ou de Mars.

JOL Press : Pourquoi l’exploration en grandes profondeurs est-elle si compliquée ?

  : Il ne s’agit plus aujourd’hui d’un défi technologique, mais davantage des moyens qu’on veut y mettre. Il faut consacrer beaucoup de temps à l’exploration sous-marine, et une campagne d’exploration concerne généralement seulement quelques kilomètres carrés. D’autre part, il n’existe actuellement dans le monde qu'une demi-douzaine de sous-marins scientifiques et quelques dizaines de ROV capables de descendre à des profondeurs supérieures à 1000 mètres. Or, la profondeur moyenne des océans est de 3800 mètres.

Plus on explore, plus on se rend compte des richesses que renferment les océans. Quoique onéreuse, cette exploration l'est bien moins que la conquête spatiale.

JOL Press : Combien d’espèces sous-marines connaît-on actuellement ?

  : On a recensé aujourd’hui environ 250 000 espèces marines, mais on estime encore à 750 000 le nombre d’espèces qui restent à découvrir. Au cours des plongées, on ne cesse de faire de nouvelles rencontres, notamment depuis la découverte des sources hydrothermales en 1977. On s’est alors rendu compte que la vie était possible sans la lumière du soleil, grâce à la chimiosynthèse, [c’est-à-dire la conversion biologique de molécules en éléments nutritifs afin de constituer de la matière organique, une alternative à la photosynthèse, ndlr].

JOL Press : Pouvez-vous me citer quelques espèces originales qui vivent dans les profondeurs ?

  : Les espèces qui vivent à proximité des sources hydrothermales sont assez originales, puisqu’elles ont une alimentation singulière. Il y a par exemple le ver tubicole géant Riftia pachyptila (photo), qui n’a pas de système digestif. Il vit en symbiose avec des micro-organismes qui colonisent l'intérieur de son corps. Ces microbes lui fournissent les éléments nutritifs indispensables à sa survie.

Il y a aussi le ver de Pompei, Alvinella pompejana dont le corps est parsemé de micro-organismes. Il a la particularité d’être très résistant, et vit au plus proche des sources hydrothermales, où l’on trouve des températures élevées (~40°C), des métaux lourds, voire même de la radioactivité.

JOL Press : On parle beaucoup d’extinctions d’espèces, mais y en a-t-il de nouvelles qui naissent dans les océans ?

  : En fait, c’est compliqué de parler de naissance quand on ne dispose pas d’un répertoire de toutes les espèces existantes. Par exemple, on étudie la dorsale médio-Atlantique depuis 15 ans. Cela ne nous a pas empêchés de découvrir encore neuf nouvelles espèces récemment grâce à un échantillonnage plus intensif. Dans une autre zone, des scientifiques ont découvert la galathée yéti, ou Kiwa hirsuta, une sorte de crabe qui mesure une quinzaine de centimètres mais que l’on n’avait jamais rencontré lors de plongées précédentes.

JOL Press : Quels sont les prochains défis de l’exploration sous-marine en grande profondeur ?

  : Il y a certains défis que nous sommes justement en train de relever en ce moment. Par exemple, depuis 2010, on a mis en place des observatoires « fond de mer », comme l'observatoire Momar, à 1700 mètres de profondeur dans l'Atlantique, ou le réseau câblé Neptune, à 2600 m dans le nord-est de l'océan Pacifique. Ces structures nous permettent notamment d’observer comment les variations environnementales du milieu influencent la faune. L’un des enjeux de ces observatoires est d’avoir des instruments qui peuvent rester en autonomie au fond des océans, et surtout résister aux contraintes environnementales comme la pression, l’acidité ou la corrosion.

Au cours des trente dernières années, nous avons  observé et échantillonné dans le milieu marin profond. Avec les moyens d'aujourd'hui, nous pouvons maintenant expérimenter au fond pour voir comment la faune réagit et mieux comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes. C’est certainement l'un des prochains grands défis dans la connaissance des abysses.

Enfin, un autre défi important concerne la mise en place de moyens de protection des fonds océaniques et ce, particulièrement dans les zones situées hors des zones économiques exclusives qui sont aujourd'hui  convoitées pour la richesse de leurs ressources.